Les larmes de la montagne noire
Sur un trottoir de Tokyo, un épi de blé. Il émerge au pied d’un mur. Riosuke en détache un grain, le roule entre ses doigts et le hume. Aussitôt surgissent les souvenirs de la route du Tokaïdo lorsque Tokyo s’appelait Edo.
Tous les ans au mois de mai, pèlerins, moines et marchands prenaient la route côtière, longue de près de 500 kilomètres et ponctuée de 53 stations. Avec l’espoir d’entrevoir le mont vénéré, le Fudji à la saison des fleurs de cerisier. Un véritable chemin de croix notamment pour les plus pauvres, qui, pendant quinze jours, faisaient la route à pied. Les plus riches étaient confortablement installés dans des palanquins. Les ânes des marchands croulaient sous le poids des tonneaux ou des ballots de marchandises de toute sorte. La traversée des rivières s’effectuait à pied ou à dos d’hommes. Il fallait souvent attendre longtemps sur la berge. Ce temps de repos imposé était propice aux conteurs de légendes.
L’une d’entre elles, racontée par son aïeul, un vieux peintre d’éventails, a particulièrement marqué Riosuke.
« La route du Tokaïdo était une véritable aventure qui nécessitait une préparation minutieuse et quelques obligations. Nous devions être munis d’un passeport sur lequel figurait notre nom et adresse, le motif de notre déplacement et sa destination. Nous devions également indiquer à quelle secte bouddhique nous appartenions en cas de décès sur le trajet.
Un jour, arrivé au pied de la montagne Nissaka, une grande montagne noire, j’entendis des pleurs. Et plus j’approchais et plus ils redoublaient. J’ai cru être victime d’hallucinations : une pierre sanglotait et ses larmes formaient une cascade qui se jetait dans la vallée. Pris de peur, je voulus m’enfuir mais la pierre m’appela. N’aie pas peur, tu es mon fils. Des brigands m’ont enlevée et tuée alors que tu étais encore dans mon ventre. Ils m’ont enterrée sous cette pierre noire. Tu dois la vie au Maître de la pluie, qui, alerté par mes pleurs, t’as sauvé et emporté avec la promesse de revenir chaque année à la saison des pluies.
Il a tenu sa promesse et me rendait visite tous les ans. Il me peignait sur tous ses éventails. C’est lui qui t’a enseigné l’art des estampes. Souviens toi lorsqu’il t’a offert tes pinceaux, qu’il t’a appris à les tenir, à tracer des traits. Tu n’étais pas peu fier m’a-t-il raconté. Hélas je ne te voyais jamais pas plus que tes dessins. Cependant, il me racontait tes progrès et ta fascination pour la mer
On m’a dit que tu étais devenu célèbre dans le monde entier et que tu accompagnais le shogun. Quel honneur pour la pauvre paysanne que j’étais.
Mais que cherches-tu sur cette route ?
Vous ma mère. Le Maître de la pluie m’a raconté mille et une fois votre histoire sans me donner l’endroit exact où vous aviez été transformée en pierre. Je vous ai cherchée sans succès. Il me disait toujours que votre rêve était de voir la mer. Alors j’ai peint la grande vague de Kanogawa et je l’ai signée Katsushika HOKUSAI, en votre mémoire.
Mireille HEROS
24 juin 2021