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La table d'écriture
10 avril 2018

« Papiers s’il vous plait »

J’arrive à la sous-préfecture du 14ème arrondissement à 9h00. Je rejoins Monsieur K. qui, lui, est arrivé à 7h00. Nous entrons dans la file d’attente, à l’extérieur. Il y a déjà du monde, environ 60 personnes ; Monsieur K. m’informe que certains sont arrivés à 3h, voire 1h du matin pour avoir une bonne place dans la queue. Je comprends donc vite que ces allées, matérialisées par des barrières en fer, allaient être notre point de chute pour plusieurs heures.

A mieux regarder, il y a deux allées : l’une pour les premières demandes de titre de séjour, l’autre pour les renouvellements. Monsieur K. et moi sommes dans la première. La foule est éparse, tranquille. Certains, venus seuls, errent sur leur téléphone. D’autres discutent, font connaissance, passent le temps… Tous reposent contre le mur, ou la barrière. Le temps semble arrêté. Telle une mer paisible, pas une ondulation. Les heures passent.

Soudain, à l’horizon, une vague vient casser ce rythme plat. On aperçoit une agitation qui nous tire de notre somnolente attente : un resquilleur est repéré. La négociation commence. Le malfrat est pris à parti par ses voisins, qui font équipe pour l’occasion, afin de le faire reculer. La queue avance, avance. Les rangs se resserrent, comme pour faire comprendre au tricheur que la place est déjà prise, et que la sienne n’est pas là, mais derrière. Cette « bataille du centimètre » ne dure pas, le resquilleur s’avoue vite vaincu, l’animation est terminée. Les heures passent.

Les policiers, gardiens de leur hôtel, font entrer les personnes quatre par quatre, deux par file ; « deux renouvellements ! deux premières demandes ! ». Nous suivons le pas. Peu à peu nous nous approchons de l’entrée, les allers et venues deviennent une nouvelle source d’occupation. Rien de passionnant, mais au bout de trois heures, tout est bon à prendre… Nous sommes donc toujours dehors, et apercevons les policiers qui, eux, sont à l’intérieur. Ils gèrent la porte et passent la tête de temps en temps pour nous appeler.

Il est midi passé quand un homme sort, et nous donne les nouvelles règles du jeu. Il a 30 tickets en main, 30 tickets d’or qui deviennent alors le sésame pour entrer dans la préfecture. Nous nous alignons sagement, et récupérons le fameux sésame. Le sésame vers le Graal. Nous sommes le n°57. A défaut de faire une demande de papier, nous aurons au moins eu celui-là. Chacun prend son ticket, sort de la file, pour mieux la refaire. Nous voilà alignés de nouveau, les heures passent.

Une heure plus tard, c’est notre tour. Nous entrons, toujours deux par deux. Passons le contrôle de sécurité, et arrivons dans une salle… d’attente. Cette fois nous sommes au chaud, il y a des sièges (pas assez pour tout le monde), des toilettes et même une machine à café. Le grand luxe. Sur le côté de la grande salle d’attente, 6 bureaux sont alignés et séparés par des cloisons dirons-nous symboliques. Ce nouveau décor nous offre de nombreuses nouvelles distractions. A commencer par l’écran d’appel des numéros : 20 personnes devant nous. Les heures passent.

Les personnes défilent. Nous revoyons des compagnons croisés à l’extérieur, pas revus depuis 2 heures. Ils sont appelés, vont en bureau et s’en vont. Appel, bureau, sortie. Voilà le nouveau pas de danse qu’il nous faudra apprendre. L’un des administrateurs, le bureau n°3, semble pressé : il appelle un numéro, le rappelle presqu’aussitôt, puis passe au suivant. Pas le temps de se glisser soigneusement entre les rangées de siège, au risque de se voir passer son tour ! Un autre, le N°6, est plus patient mais moins discret. Il fait passer les personnes ayant une carte d’invalidité en priorité, mais par soucis d’équité, il l’annonce à toute la salle ! Pas très galant.

54, 55, 56… Nous lisons le compte à rebours, presque comme un jeu. 57, c’est à nous. C’est le bureau de l’impatient qui nous attend, nous nous pressons. Nous nous asseyons dans ce petit box, qui n’est en fait qu’un petit espace dessiné entre deux cloisons. Nous faisons face à l’administrateur qui se montre plutôt à l’écoute. Nous lui exposons notre problème :

Monsieur K. a fait une demande de titre de séjour début novembre 2017, pour lequel il a prouvé 10 années de présence en France. Depuis, il n’a pas reçu de réponse, de courrier, de convocation ou même de récépissé de demande de titre de séjour. Il nous dit ce que nous savons déjà : toute demande n’ayant pas reçu de réponse au bout de 4 mois fait l’objet d’une réponse implicite de l’administration. Or la demande date d’il y a 6 mois. Nous espérons un miracle, des délais de traitement anormalement longs, quelque chose…

L’administrateur se voit désolé de nous annoncer qu’il ne peut nous répondre car nous ne sommes pas au bon endroit. Les demandes de titres de séjour sont traitées au 9ème bureau de la préfecture de Cité. Ils nous donnent l’adresse pour leur écrire. Dommage, nous avons déjà envoyé un courrier un recommandé et un mail au responsable de ce fameux 9ème bureau ; sans réponse. Nous cherchons un espoir.

L’administrateur se rapproche, et baisse d’un ton. Il nous confie que la demande fait l’objet d’un refus, et qu’elle pourrait même avoir la mention « obligation à quitter le territoire français » ; OQTF dans le jargon. Il nous conseille de surveiller le courrier reçu, et de se préparer à l’idée de formuler un recours auprès du tribunal administratif. Tous les espoirs retombent. Je me tourne vers Monsieur K. qui reste sans voix.

Lui qui vit en France depuis 1996 et qui a déjà eu une carte de résident, se verrait-il obligé de quitter le territoire français ? D’origine congolaise, plus rien de l’attend là-bas. Son ex-femme, son fils, ses amis… sa vie sont en France. Son drame ? Ne pas avoir renouveler sa carte de résident quand il vivait à la rue. Perdu – dans tous les sens du terme – sa carte de résident n’était alors pas une priorité. Moins que celle de la survie.

Aujourd’hui Monsieur K. ne survit plus ; il vit. Mais la préfecture de police ne lui autorise pas à le faire en France. Monsieur K. est en situation irrégulière, et le restera. Combien de temps encore ? Que faire maintenant ? Nous sortons de la préfecture ; il pleut. De nombreuses personnes attendent encore dehors, elles sont trempées. Elles s’abritent péniblement, certains même avec les pochettes qui contiennent les documents justifiant leur demande de titre de séjour. Quel risque !

Eprouvés par cette journée, nous usons de ce qu’il nous reste d’énergie pour se remonter le moral. Malgré tout ça, nous ressentons le besoin de planifier la suite : appeler l’avocat, demander l’aide d’une permanence juridique, surveiller le courrier, préparer le recours… Un plan d’action qui nous permet de nous dire au revoir, et de trouver la force pour Monsieur K. de rentrer. Mutique, il n’a su dire que « je suis déprimé ».

Sur le chemin du retour je pense à tous ces autres. Tous les autres de la salle d’attente : qu’ont-ils tirés de cette journée ? Ont-ils réussi ? Certains ont-ils obtenu le Graal ? Et que deviennent tous ces autres ? Les autres Monsieur K. ?

 Jul.

 

 

 

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